Damien Allo et Vincent Delmas, KPMG
Deux ans après que le monde a vu son économie quasi bloquée par la survenue d’une pandémie, un autre événement de taille surprend les marchés : l’entrée des troupes russes en Ukraine et les sanctions annoncées par les pays occidentaux qui augurent une phase d’incertitude pour les opérations financières. Le pic de la pandémie du Covid-19 passé, investissements et transactions avaient défié, à la hausse, toutes les prévisions d’avant la crise sanitaire. Peut-on imaginer aujourd’hui réaction similaire avec ce nouveau bouleversement géopolitique ? Quelles conséquences pour les transactions ?
Le conflit russo-urkrainien, une nouvelle source de déstabilisation
Face à l’entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien, les sanctions des occidentaux ont été plus lourdes que celles attendues. À titre d’exemple, aux USA, certains États ont dès le début envisagé de rendre obligatoire le retrait des investissements en Russie. Comment a alors réagi la Russie ? Entre autres, fermeture de la bourse de Moscou ; interdiction aux courtiers russes de vendre des actions pour le compte d'investisseurs étrangers ; et, interdiction aux sociétés russes de verser aux investisseurs étrangers des dividendes dans une autre monnaie que le rouble. Dès lors, les conséquences pour l’Europe, la France, et leurs entreprises sont nombreuses. Le prix des matières premières augmente. Or la France importe 20% de son gaz de Russie ; pour l’Allemagne, le pourcentage s’élève à 50%. Du côté des céréales, la Russie et l’Ukraine réunies assurent un tiers des exportations mondiales de blé ; et l’Europe importe 45% de ces ressources en maïs de l’Ukraine seule. Parallèlement, d’autres risques apparaissent : rupture de la chaîne d’approvisionnement ; inflation. Autant d’incertitudes qui peuvent avoir un impact sur l’attractivité de l’entreprise dans le cadre d’une éventuelle cession.
Quelles implications pour les fusions-acquisitions ?
La Fed comme la BCE se préparent à un ralentissement dans la reprise annoncée de l’économie post-Covid. Ainsi, les acteurs potentiellement concernés par les fusions-acquisitions sont confrontés à différents facteurs de déstabilisation : transactions ralenties, possibles cyberattaques des PME et ETI, difficultés de financement, etc. Dans ce contexte, les transactions s’avèrent complexes pour les entreprises. Les conséquences pour elles sont en effet plurielles : inflation, sécurisation de la supply chain, gestion de la cybersécurité – en particulier pour les TP-ME. D’ailleurs, dès le 1er mars, le site de Global Data l’annonçait : treize acquisitions de sociétés, situées en Russie ou en Ukraine, prévues ces derniers 6 mois pouvaient être retardées, voire stoppées.Quant aux fonds d’investissement, ils pourraient subir, par ricochet, les bouleversements vécus par les entreprises qu’ils possèdent en portefeuille. En revanche, la présence de sociétés en Russie ou en Ukraine a moins d’impact pour eux. Certains fonds, en particulier des fonds spécialisés, tendent, c’est vrai, à se délester des valeurs russes présentes dans leur portefeuille. Mais, de façon générale, et France Invest le souligne, très peu de participations sont situées dans cette zone géographique. Dans ces conditions, pour l’univers du Private Equity, c’est sans doute la taille des opérations envisagées avant la crise ukrainienne qui changera, en raison de sources de financement différentes : les transactions small et mid cap sont d’ores et déjà privilégiées. Le volume va certes diminuer, mais les transactions vont continuer. Pourquoi ? Entre autres, parce qu’à la différence de la crise de 2008-2009, aujourd’hui, en Europe, et notamment en France, le financement ne repose plus quasi exclusivement sur le secteur bancaire. Il s’appuie également, en large partie, sur les fonds de dette. Reste à savoir combien de temps cette dynamique des transactions durera. Tout dépend de la durée du conflit russo-ukrainien.
Se séparer ou non de son activité dans ces géographies ?
Rappelons-le, plus de 500 entreprises françaises et, parmi elles, 35 Groupes du CAC40, opèrent en Russie. Chacune a été confrontée à la question de la continuité. Or, c’est un fait, d’une société à l’autre, l’enjeu n’est pas le même. Certaines d’entre elles, parce qu’elles appartiennent, par exemple, à un secteur protégé comme la santé ne sont pas concernées par les embargos et se font un devoir de maintenir leur activité. De la France jusqu’à la Russie, les médicaments continuent ainsi de circuler. D’autres peuvent suspendre, le temps du conflit, leurs projets communs avec leurs partenaires russes, sans impacter leur activité. Dans notre profession, par exemple, certains cabinets de conseil, dont le nôtre, ont été en capacité de prendre cette décision, aussi difficile soit-elle. D’autres encore possèdent des infrastructures - usines, points de vente - situées dans les pays directement impliqués dans le conflit, ou effectuent avec la Russie ou l’Ukraine des transactions commerciales sur des secteurs stratégiques, par exemple, les matières premières. Pour celles-ci, la gestion de cette crise prend une autre dimension.Pour les entreprises implantées dans la zone de conflit des solutions existent. Dès le 24 février, les entreprises occidentales, et notamment françaises, ont mis en place des cellules de crise. Le but prioritaire : assurer la sécurité de leurs personnels. À cet objectif premier s’en ajoutent deux autres : recenser les conséquences du conflit sur les intérêts de la société ; et garantir le respect des sanctions via une gouvernance adéquate. À la suite de ces cellules de crise, si certaines entreprises se sont retirées de la Russie, la plupart ont dû concevoir un plan de continuité.
Protéger l’entreprise sur le temps court
En ces temps de déstabilisation, pour les dirigeants, être accompagnés est important. Il s’agit tout d’abord de bénéficier d’une visibilité claire, rapide et exhaustive sur les questions comptables, financières, réglementaires ou douanières. Mais, plus encore, il est essentiel de se poser les bonnes questions : Comment sécuriser les approvisionnements ? Quelles marges de négociation des tarifs sont possibles avec les fournisseurs ? Les paiements seront-ils assurés ? Comment s’adapter aux embargos douaniers afin d’éviter toute sanction ? Ce sont là autant de questions que l’entreprise ou le Groupe doit rapidement résoudre pour surmonter la première phase de la crise.
Questionner le modèle de demain
Dès l’étape gestion de crise surmontée, vient le moment d’interroger son business model actuel pour gagner en autonomie et garantir, à plus long terme, la continuité de l’activité. C’est là que peut entrer en jeu, suivant la situation, le carve-in ou processus de délimitation d’un périmètre d’activité pour le rendre le plus autonome possible. Et ce en particulier lorsque le lien de dépendance vis à vis de la société mère est élevé. Les points de dépendance concernent cinq éléments majeurs : les contrats ; les équipes ; les outils ; les systèmes d’information ; et les actifs. Une fois identifié le périmètre, dans ce contexte contraint, la voie à suivre est le local. Autrement-dit, pour l’entité présente dans les pays concernés par le conflit, il s’agira d’une part de recruter sur place ; et, d’autre part, de sous-traiter auprès d’acteurs locaux.
En bref, cette nouvelle disruption, générée par le conflit entre la Russie et l’Ukraine, et le caractère imprévisible des réactions de l’État russe, amènent avec eux leur lot d’incertitudes pour les transactions financières à l’échelle occidentale, et notamment française. Incertitudes dont les fonds comme les entreprises espéraient être sorties grâce à la maîtrise de la pandémie. Le risque est plus important pour les entreprises reliées, d’une façon ou d’une autre, à ces deux pays. Mais la maîtrise de ces risques est possible, à la condition de bénéficier du conseil adéquat. Les crises et l’ampleur de leurs conséquences sont de plus en plus difficiles à anticiper, le Covid nous l’a montré. Dès lors, plutôt que d’essayer de les prévoir, il est sans doute plus efficace d’anticiper un plan d’action à mettre en place, quelles que soient les disruptions à venir.