
Allons-nous vers une rupture des financements des innovations de rupture ? Si l'écosystème deeptech français continue de grandir, avec 385 start-up créées l'an dernier – soit 2,2 fois plus qu'en 2018 (168) –, les montants récoltés l'an dernier par ces jeunes pousses diminuent. « 2,8 Md€ ont été levés en 2024, soit une baisse de 31 % par rapport à une année 2023 assez exceptionnelle, notamment portée par les greentech. Le nombre d'opérations est à peu près stable », précise Paul-François Fournier, directeur exécutif en charge de l’innovation chez Bpifrance, lors d'une conférence sur les six ans du plan deeptech – qui vise toujours à créer 500 sociétés annuellement d'ici 2030. Les montants levés en seed et série A, qui font le gros du volume, diminuent peu. En revanche, il y a une chute des opérations de plus de 40 M€, seulement sept ayant eu lieu en 2024, « contre 18 en 2023 », selon Bpifrance. Sur ces sept augmentations de capital, une d'entre elles est un tour en early-stage (H). Parmi les autres, la levée de Mistral AI de 600 M€ cache la forêt, la licorne de l'intelligence artificielle générative ayant collecté plus qu'Unseenlabs, Alice & Bob, Elicit Plant, Uromems et The Exploration Company réunis. Les fonds français suivent souvent ces tours menés principalement par des anglo-saxons. Au début de l'année, Bioptimus s'est fait remarquer en récoltant 40 M€ pour sa série A. Par ailleurs, la licorne nucléaire européenne Newcleo a délocalisé son siège social de Londres à Paris après avoir levé 135 M€ au dernier trimestre 2024.
Une pénurie de fonds late stage ?
« En France, l'early-stage représente près de 40 % des levées de fonds (en valeur, ndlr), contre environ 20 % aux Etats-Unis », ajoute Paul-François Fournier. Les deeptech nationales auraient donc du mal à lever en late stage, soit en série B et au delà. C'est en tout cas un constat partagé par Jean Schmitt, président de Jolt Capital : « il est important qu'il y ait des VCs pour financer ces sociétés, mais pousser sur le venture ne semble pas être une nécessité absolue. Nous emmenons toutes ces start-up vers un risque majeur de manquer de financement quand elles auront réussi à grandir un petit peu car il y a trop peu de fonds de growth technologique. » Ainsi, l'association réunissant les acteurs du secteur France Deeptech, qui a présenté il y a deux mois quinze recommandations aux pouvoirs publics, recense un peu plus d'une trentaine de fonds disposant d'une expertise dans les innovations de rupture dans l'Hexagone, mais près des deux tiers interviennent quasi-uniquement dans les premiers tours.
La feuille de route produit pour évaluer la valorisation
Outre l'écosystème, le problème pourrait aussi venir des sociétés selon Philippe Rodriguez, managing partner de la banque d'affaires Avolta Partners. « En fonction de la série, les fonds attendent un certain nombre de livrables (indicateurs, ndlr) très différents. S'ils ne sont pas réalisés, cela peut influencer la volonté et la capacité des investisseurs à refinancer un tour pour atteindre ces mêmes résultats. C'est pour cela que les dirigeants doivent être hyper précis sur leur feuille de route jusqu'à l'industrialisation. » Ces objectifs, et la capacité de la start-up à les atteindre, sont les critères primordiaux pour définir la valorisation d'une deeptech, qui ne réalise souvent pas de chiffre d'affaires ou d'Ebitda. « C'est l'appréciation du papier qui convainc un investisseur d'entrer dans une deeptech, pas la distribution du dividende, précise Jean Schmitt. Le buy-out sur ces sociétés est exactement ce qu'il ne faut pas faire. Les cashflows générés par une start-up ne doivent pas servir à rembourser sa dette d'acquisition, mais plutôt à la faire grandir. »
Des dirigeants peu préparés à l'étape de commercialisation
Par définition, une deeptech nécessite du temps pour arriver à mettre au point un produit commercialisable. Une dizaine d'années sont parfois nécessaires, une période durant laquelle la demande peut avoir évolué. « Ces entreprises ont besoin de faire beaucoup de choses différentes, ajoute Philippe Rodriguez. Elles doivent s'intéresser d'abord à la science pour développer des brevets. Puis, il faut les appliquer à la technologie. Ensuite, elles doivent mettre en place l'industrialisation. Et enfin, s'occuper de la commercialisation. De plus, ces start-up ont souvent de toutes petites équipes pour faire le grand écart entre ces quatre éléments. Être performant sur tous ces points est difficile pour si peu de personnes, d'où le fait que l'adossement est opportun. » Selon le rapport Bpifrance, les ventes de sociétés deeptech sont en forte augmentation, atteignant 25 par an depuis quatre exercices. Les montants de ces opérations ont par ailleurs triplé entre la période 2015-2019 et 2020-2024. « Dans la réalité, les entreprises vendues auraient pu lever de l'argent, mais elles vont souvent chercher les compétences industrielles ou commerciales qui leur manquent », explique Philippe Rodriguez. Contrairement aux années précédentes, « la majorité des acquéreurs étaient français (58 %, ndlr) en 2024 », indique Paul-François Fournier, qui souligne également une « baisse drastique des IPO au profit des rachats corporates ».