Jean Berg, Estin & Co
Les pays émergents vont représenter un enjeu fort pour les Groupes occidentaux au cours des prochaines années. Dans la plupart des métiers de biens d’équipements et de biens de consommation, la plus grande partie de la croissance proviendra de ces géographies. Seuls les groupes ayant une part significative de leurs activités dans les pays émergents pourront croître à des rythmes élevés et donc créer de la valeur. Aujourd'hui, la question n’est donc plus “faut-il y aller ?“ mais “comment développer des modèles d’activité compétitifs et soutenables dans ces pays“ ?
Les enjeux des pays émergents
Les pays émergents sont partis dans une croissance structurelle durable pour au moins les quinze prochaines années. Leur développement économique va permettre une croissance des principaux marchés en volume et en valeur. Ainsi, dans l’automobile, le taux de pénétration du marché suit une courbe de développement en S. En Chine, le marché automobile devrait croître deux fois plus que le PIB par habitant. Ceci est amplifié par le « rêve automobile » et la part importante des habitants ayant le permis de conduire et ne possédant pas de voiture. Au Brésil, seuls 20 % des habitants ayant le permis de conduire possèdent une voiture contre 70 % en Pologne ou 120 % aux Etats-Unis.
L’enjeu des modèles d’activité est de capter la croissance « naturelle » de ce marché, voire d’en accélérer son développement. Pour les suiveurs, il s’agit de prendre l’escalier de la croissance. Pour les leaders, il s’agit de prendre l’élévateur. C’est la stratégie qu’a menée Kentucky Fried Chicken en Chine. L’enseigne a investi lourdement en Chine au cours des dix dernières années et a aujourd’hui plus de 3000 restaurants. Elle a vingt ans de croissance devant elle en Chine avant d’atteindre le taux d’équipement des Etats-Unis.
D’autre part, au-delà du volume, il est nécessaire de développer une approche permettant de faire croître la valeur unitaire du marché. Sur de nombreux produits ou services, les volumes sont importants mais la valeur du marché est encore faible. A nouveau, il existe une forte relation entre le développement économique et la valeur unitaire des produits. Dans la téléphonie mobile par exemple, il existe un enjeu fort d’accroissement du revenu par abonné. Le taux de pénétration des téléphones mobiles a été très rapide en Chine ou en Inde. Il reste à des niveaux de revenus par abonnés encore faibles. Les modèles compétitifs sont ceux qui réussissent à l’intérieur d’un positionnement de prix donné, à accroître la valeur des produits. Il s’agit de prendre l’ascenseur de la croissance.
Les pays émergents offrent aujourd'hui un potentiel de croissance qu’il est nécessaire de segmenter par niveaux de gamme. Il existe une classe moyenne émergente à la recherche de produits ou services basiques, une classe supérieure prête à acquérir des produits de milieu de gamme et une classe de riches pour laquelle un positionnement de haut de gamme est nécessaire. Par exemple, il y a aujourd'hui dix fois plus de milliardaires en Chine qu’en France. Il y a plus de 700 000 millionnaires. Il y a 40 millions d’habitants ayant le niveau de vie de la Grèce, 80 millions d’habitants avec le niveau de vie de la Pologne. On ne peut aborder les pays émergents sans définir des approches et des modèles d’activité différenciés. Il est nécessaire de définir une stratégie qui cible précisément la population et la clientèle à atteindre en priorité.
Des modèles spécifiques pour les pays émergents
Sauf exceptions, les modèles ayant généralement réussi dans les pays développés ne peuvent pas être transférés in extenso dans les pays émergents. Ils doivent être, dans le meilleur des cas, adaptés ou repensés. Pour les modèles de luxe, les modèles des pays développés peuvent généralement être déclinés sans grandes modifications : les clients ont un profil international ; ils achètent un produit et une expérience unique, liée à un statut et non pas à une dimension culturelle. Les structures de prix, de coûts et de marges sont proches. C’est le cas de Ferrari ou de Porsche pour qui la Chine est devenue en 2010 le premier marché mondial. Leurs approches dans les pays émergents sont les mêmes que celles développées en Europe et aux Etats-Unis. Pour les produits haut de gamme, une adaptation est généralement nécessaire mais en s’appuyant sur les fondamentaux des modèles occidentaux. Ces adaptations peuvent s’articuler autour de l’offre (avec une prise en compte de spécificités culturelles fortes), la production (avec le développement d’approches industrielles à forte composante de main d’œuvre) et la commercialisation (si les modèles de vente « classiques » des pays développés ne peuvent pas s’appliquer). Pour les produits de cœur de marché (milieu de gamme), il est nécessaire de repenser totalement l’approche pour les pays émergents en partant d’abord des besoins des clients et en repensant l’offre et la distribution à partir de ces besoins. C’est l’enjeu majeur pour un groupe occidental dans la mesure où ce segment peut permettre une forte croissance des volumes avec une augmentation significative de la valeur. La croissance à moyen terme dans les pays émergents se joue sur ce segment pour ces groupes.
Les attributs des produits de cœur de marché sont les mêmes : produits ou services offrant un bon compromis en termes de qualité et de prix. Les leviers de compétitivité sont souvent les mêmes : innovation en termes de produits, compétitivité en termes de production, utilisation de canaux de masse, publicité, … En revanche, la mise en œuvre de ces attributs et de ces leviers est très différente :
- Sur l’ offre, elle doit s’adapter en termes de besoins spécifiques et de prix. Elle doit constituer le cœur du marché et des habitudes des consommateurs. Le risque de ce positionnement est souvent de faire de la sur-qualité par rapport aux acteurs d’entrée de gamme et par conséquent de créer une différence de prix trop forte. A contrario, il s’agit de créer une espérance d’expérience pour le consommateur qui l’incite à “monter en gamme“. L’existence d’équipes de développement dans les pays émergents qui comprennent les besoins des consommateurs et puissent les traduire en offre compétitive et différenciante est critique ;
- Sur la production, l’enjeu est de massifier au maximum les productions en utilisant deux leviers de compétitivité souvent contradictoires. D’une part, les possibilités offertes par les pays émergents (la main d’œuvre en particulier). L’industrialisation est critique. D’autre part, asseoir la compétitivité industrielle en capitalisant également sur l’expérience cumulée acquise dans les pays développés. Si le premier levier est trop prédominant, l’entreprise se prive d’une possibilité de faire la différence par rapport aux concurrents. Si le deuxième est privilégié, il y a un risque de faible compétitivité industrielle.
- Sur la commercialisation, l’enjeu est d’accélérer le développement de canaux de distribution modernes qui permettent de mettre en valeur l’offre et les marques à des coûts compétitifs. Les hypermarchés en Chine ou en Russie permettent à une marque de bien de grande consommation de croître rapidement. Dans certains cas, le développement de magasins en propre permet d’accélérer la croissance dans ces pays. Adidas génère plus de 70 % de son chiffre d’affaires dans les pays émergents grâce à ses magasins sous son enseigne contre moins de 30 % dans les pays développés. Vodaphone s’est fortement développé en Inde grâce à la mise en place de kiosques de vente de téléphones mobiles, y compris dans les provinces reculées. Ceci doit s’accompagner d’actions de lobbying vis-à-vis des autorités, de publicité vis-à-vis des consommateurs pour garantir et accélérer la croissance de la valeur des produits.
Pour les
produits d’entrée de gamme, l’enjeu est d’aspirer le maximum de clients pour les faire entrer dans l’ascenseur de la croissance. Il s’agit de gagner la bataille de la concurrence du panier du consommateur.
Certains produits se développent plus rapidement que d’autres dans les pays émergents parce qu’ils réussissent à convaincre les consommateurs de leur utilité et de leur priorité par rapport à d’autres. Si l’habitude de l’usage n’est pas prise par la plus grande masse des consommateurs, il devient difficile de croître rapidement à terme, non seulement en volume mais surtout en valeur. En Inde, si plus de 600 millions de consommateurs ont aujourd’hui un téléphone mobile, c’est parce que les fabricants de téléphones (en particulier
Nokia) et les opérateurs (en particulier
Bharti) ont mené des actions qui ont incité les indiens à privilégier cet achat par rapport à d’autres peut-être plus prioritaires.
C’est la stratégie menée par Unilever en Inde depuis de longues années. La société a développé des produits spécifiques à 5 roupies (correspondant à la pièce de monnaie la plus courante en Inde), en revoyant les caractéristiques techniques et le packaging du produit. Elle a également développé un réseau de vente en porte-à-porte, les Shakti, permettant de démultiplier leur force commerciale dans les zones rurales.
Qu’en conclure ?
La définition d’une stratégie de croissance dans les pays émergents doit passer par la mise en œuvre de modèles d’activité spécifiques et différenciés par niveaux de gamme permettant de capturer, de manière rentable, la croissance de chacun des segments. Il s’agit, pour l’entrée de gamme, de développer les volumes et, pour chacun des niveaux supérieurs, dans leur positionnement, d’apporter de la valeur aux consommateurs. Seule cette stratégie bi-polaire permettra de croître à long terme. L’enjeu est de définir précisément ces différents modèles, d’en analyser les leviers économiques et de mettre en œuvre les organisations qui permettent de les déployer. Seule une stratégie claire et bien articulée permet de croître rentablement et durablement dans les pays émergents. Les moyens financiers et les organisations ne peuvent être efficaces que dans ce cadre et non l’inverse.
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Comment croître dans les pays matures ? (07/10/10)