Depuis l’entrée en vigueur de la loi Pacte en 2019, l’offre de private equity dédiée au wholesale (CGP, multi-family offices, banques privées…) s’est considérablement étoffée. D’abord avec les GPs « traditionnels », qui ont dû redoubler d’imagination face à une réglementation longtemps peu adaptée pour trouver un accès au portefeuille des particuliers, et qui se dotent aujourd'hui d'équipes dédiées (voir infographie ci-dessous). Puis par le biais de nouvelles plateformes, comme Altaroc, Private Corner, Peqan, Opale Capital, Moonfare, iCapital ou Archinvest. Fort de ces différents vecteurs, amenés à être renforcés par l’entrée en vigueur en octobre de la loi Industrie Verte imposant une dose de non-coté dans les contrats d’assurance-vie et PER, France Invest chiffre ce marché à quelque 7,9 Md€ fin 2023, plus d’un quart de ce montant ayant été collecté sur la seule année passée. Et cette accélération semble bénéficier de certains facteurs conjoncturels. « L’environnement de levées institutionnelles complexe qu’ont traversé les GPs en 2023 a indéniablement participé à l’accélération de la diffusion du private equity auprès des acteurs du private wealth », contextualise Mayo Kaba, private equity investment professional au sein de la banque privée Neuflize OBC.
Opter pour des valeurs sûres
Dans ce contexte porteur, les intermédiaires doivent, eux, redoubler de sélectivité. « La profondeur de l’offre est désormais telle que nous préférons nous concentrer sur les valeurs sûres, c’est-à-dire sur les équipes établies, au track-record éprouvé, et qui ne multiplient pas les couches de frais », assure par exemple Joachim Savigny, dirigeant-fondateur de Cheval Blanc Patrimoine, qui affiche pas moins d’une quarantaine de fonds d’actifs privés sur l’étagère. Son confrère Haussmann Patrimoine propose un nombre similaire de véhicules de non-coté à ses clients en s'appuyant sur une stratégie de sélection peu coûteuse en termes de ressources humaines. « N’étant pas équipés en interne pour réaliser des due diligences aussi poussées que les investisseurs institutionnels, nous portons une grande attention à la qualité et au nombre de clients institutionnels des GP qui nous sollicitent », décrit en effet son dirigeant Emmanuel Narrat.
Cap sur le buyout et la dette
En matière de segment, la préférence de cette typologie nouvelle de LPs va souvent au LBO, lequel « offre le meilleur couple rendement/risque », est convaincu Mayo Kaba. La dernière étude France Invest fait d'ailleurs ressortir un delta d’environ 4 % entre la performance annuelle du LBO sur dix ans et celles du venture et du capital-développement. Permettant aux institutionnels de se délester d’une classe d’actifs devenus trop lourde par rapport à leur allocation stratégique et aux GPs d’offrir de la liquidité à leurs LPs, le secondaire s’est, lui aussi, frayé une place de choix dans les offres wholesale (avec Entrepreneurs Sélection Secondaire ou EPVE3, géré par Eurazeo), qui y voient aussi une manière de limiter la courbe en J pour leurs clients. L'occasion, aussi, de leur fournir des fonds à duration plus courte (autour de 5 ans contre le double pour les fonds primaires), alors que la plateforme de gestion de patrimoine Ramify rappelait récemment dans une étude que l’illiquidité de la classe d’actifs était perçue comme un frein par 76 % des épargnants. La private debt a, elle aussi, gagné en notoriété. « Depuis la remontée des taux, le vent a tourné au profit de la dette privée, avec des fonds qui visent des rendements annuels de plus de 8 à 10 % en versant un coupon trimestriel », rappelle Patrick Ganansia, président de Maison Herez. Mais d'aucuns privilégient les actifs réels... « La dette infrastructure présente un meilleur rendement que la dette privée corporate, tout en ayant un taux de défaut plus faible, une notation des émetteurs plus stable ainsi qu’un meilleur taux de recouvrement », note ainsi le dirigeant d’Haussmann Patrimoine.
Des offres « maison » de plus en plus nombreuses
Pour pouvoir se frayer une place dans les fonds professionnels sur lesquels ils ont une conviction forte, les intermédiaires n'ont souvent d'autres choix que de passer par des feeders. Si les CGP peuvent désormais passer par des plateformes comme Private Corner ou Archinvest, certaines banques privées le font parfois de longue date, comme Wormser Frères, qui a créé une douzaine de fonds nourriciers pour ses clients. Les CGP désireux de structurer des feeders dédiés doivent toutefois généralement prouver leur capacité à lever au moins 10 M€ auprès de leurs clients à la demande des GPs… favorisant par là-même les gros acteurs. « ABN Amro Private Banking dispose d’une large base de clientèle, répartie entre les Pays-Bas, l’Allemagne, la France et la Belgique. Cette exposition européenne nous permet d’atteindre rapidement une taille critique sur les levées de fonds, et de syndiquer des tickets très conséquents qui nous permettent d’avoir accès à des GPs de premier plan », illustre ainsi Mayo Kaba. Au-delà des tickets importants qui peuvent refroidir certains intermédiaires, « les très bon fonds restent difficiles d’accès car ils ne sont pas commercialisés en France », souligne Patrick Ganansia. Investir dans ces véhicules de droit étranger est toutefois possible via des contrats d’assurance-vie luxembourgeois, vecteur historiquement utilisé par Althos Patrimoine pour doter ses clients en private equity… avant que le CGP ne prenne exemple sur ses confrères les plus sophistiqués en créant propre fonds de fonds : Althos Private Equity, un FPCI evergreen.
La performance des fonds evergreen en question
En dépit d'une recrudescence de fonds perpétuels (principalement dédiés aux clients « mass market » via l'assurance-vie française), l’intérêt de ces véhicules apparait toutefois limité pour la plupart des distributeurs. « Nous mettons seulement de l’evergreen en remplacement du fonds euros dans certains contrats d’assurance-vie car, avec des rendements cibles de 6 à 10 %, ils sont moins performants que les fonds purs », affirme ainsi Joachim Savigny. Son confrère Emmanuel Narrat va même plus loin, en qualifiant ce type de véhicule d’ « eau tiède », car « ces fonds permettent aux épargnants de bénéficier des plus-values réalisées par les investissements des souscripteurs de la première heure, mais, potentiellement, pas de la totalité de celles générées par les actifs qu’ils ont financés ». Les véhicules semi-liquides (appelés ainsi car ils bénéficient de fenêtres d’entrées et sorties périodiques) semblent pourtant appelés à prendre une tout autre ampleur du fait de la publication des textes d’application de Eltif 2.
Eltif 2 comme accélérateur à l'international
Cette réglementation européenne vise, pour mémoire, à rendre possible la commercialisation de fonds non cotés dans l’ensemble de l’UE, et de les rendre accessibles sans minimum d’investissement. Malgré son entrée en application début 2024, le flou subsistait sur le traitement des fonds evergreen, notamment sur les outils de gestion de leur liquidité et les modalités de rachats. Des interrogations qu'ont permis d'éclaircir les textes finaux publiés par la Commission européenne le 19 juillet. « Après l’adoption récente du texte final des RTS par la Commission européenne, les créateurs de nouveaux Eltifs bénéficient désormais de clarté et de certitude », développe Jocelyn Pidoux, head of asset manager solutions EMEA d’iCapital. Cette réglementation « 2.0 » devrait, selon l'agence de notation Scope, amener les encours de fonds Eltif à atteindre un montant compris entre 30 et 35 Md€ d’ici fin 2026 (vs 13,6 Md€ à date, selon l'Efama) et quelque 20 nouveaux Eltifs à être structurés sur l’année 2024. Une cinquantaine de GPs sondés par l'agence indiquaient, en outre, que le driver principal de cette hausse serait bien « l'introduction des produits semi-liquides dans les (produits éligibles) ».
Le retard des banques privées
De quoi, peut-être, enfin accélérer la diffusion du non-coté auprès des clients privés. Car si la plupart des CGP s’accordent à dire que toute allocation devait comporter au minimum 5 % de non-coté (cette part atteignant près de 30 % dans les allocations des familles fortunées américaines), les portefeuilles sont aujourd'hui bien éloignés de cette réalité… « A ma connaissance, seule une banque privée française a une allocation au private equity supérieure à 1% dans ses actifs gérés alors que de nombreux grands cabinets de CGP tels que CyrusHerez ont déjà largement passé ce cap », souligne le patron d'Herez, qui affichait - avant la fusion avec Cyrus - une part de 7 % de private assets dans les allocations. En flux, cette part a tendance à augmenter. Chez Haussmann Patrimoine, la classe d'actifs concentrerait - hors FIP et FCPI - 20 % de la collecte annuelle. L’enjeu reste de faire connaitre la classe d’actifs, ce en quoi le référencement de FCPR (fonds souvent logés en assurance-vie permettant de déroger à l'exigence de ticket minimal de 100 K€) reste crucial : « Les fonds ouverts aux investisseurs non professionnels présentent l’avantage de nous donner la possibilité de faire de l’appel public à l’épargne, ce que ne permettent pas les fonds professionnels », atteste Emmanuel Narrat.
Des commissions pénalisantes
Mais les perspectives lucratives de la classe d'actifs - 13,3 % en moyenne sur 10 ans selon France Invest - ne suffisent plus à attirer les foules, persuadées que ce rendement sera inéluctablement érodé par les frais de distribution. Pourtant, « il n’y a pas de différence notable avec la rémunération que nous percevons sur d’autres produits - y compris sur l’assurance-vie, qui peut rapporter jusqu’à 1 % par an », assure Joachim Savigny. Selon le dernier rapport de l’AMF sur la rémunération des conseillers en investissements financiers, la distribution des produits serait assujettie à des frais d’entrée de l’ordre de 2,54 % toutes classes d’actifs confondues et 0,29 % de rétro-commissions annuelles. Un chiffre qui peut être quadruplé pour les fonds non cotés. Théoriquement, pour un devoir de conseil plus important. « Lorsqu’un investisseur se trompe dans la sélection d’un fonds actions cotées, il peut rapidement couper la ligne. Choisir un fonds de private equity est un engagement de 10 ans pour l’investisseur mais aussi pour le conseiller qui devra assurer l’accompagnement et le SAV. C’est cet accompagnement qui justifie la rémunération sur encours du CIF », justifie Patrick Ganansia, qui est donc d’autant plus vigilant à ce que ses équipes maîtrisent les fondamentaux des fonds proposés aux clients Herez (une dizaine ouverts à date). De son côté, l'AMF se serait saisie du sujet à plusieurs reprises, rappelant aux distributeurs et aux GPs l'importance de communiquer sur un TRI net investisseur modéré. A plus forte raison encore après des années particulièrement (et anormalement) fastes pour le non-coté...