L’armistice n’est pas encore signé dans l’imagerie médicale. La suspension de la radiation d’Imapôle du 12 septembre dernier par le juge des référés du Conseil d’État devait sonner la fin du conflit entre les investisseurs et les Ordres des médecins. Mais la bataille pour savoir qui détient le contrôle effectif de la société lyonnaise, Bpifrance et Eurazeo ou ses radiologues n’est pas terminée. « La décision du conseil d’État va à l’encontre la radiation, mais il ne s’agit pas d’un arrêt de principe, éclaire François-Maxime Philizot, associé chez Mercure Avocats. Il ne faut pas en conclure qu’elle donne un blanc-seing à une financiarisation. D’autant qu’elle n’est pas publiée aux tables du recueil Lebon, ce qui indique que le Conseil d’État n’a pas la volonté d’en faire une décision d’importance. » Il est donc probable que l’Ordre des médecins ne dépose pas les armes. D’ailleurs un autre grand groupe d’imagerie, accompagné par un fonds, serait sous le joug d’une radiation, selon nos informations.
Les sénateurs craignent une OPA sur la santé
Leur velléité de défendre leur vision de l’indépendance capitalistique et décisionnelle des sociétés de services de soins, radiologie en tête mais pas seulement, bénéficie d’un renfort de poids depuis peu. Ce sujet a été pris à bras le corps par une commission d’enquête du Sénat qui a rendu ses conclusions le 25 septembre via un rapport, nommé Financiarisation de l’offre de soins : une OPA sur la Santé. Dans leurs conclusions, les élus rappellent que « l’encadrement des conditions de détention du capital et des droits de vote d’une société d’exercice libéral (SEL) est nécessaire à la protection de l’indépendance des professionnels de santé. » Ils s’alarment notamment « des mécanismes de contournement, puisés dans le droit des sociétés, […] mis à profit par les acteurs financiers. » Les rapporteurs préconisent donc « une évolution du cadre législatif pour mieux maîtriser l’influence des acteurs financiers. » Cette évolution pourrait-elle aller jusqu’à interdire toute détention capitalistique de ces structures par des non médecins ? C’est ce que souhaitent certains professionnels, comme le rappelle Philippe Coquel, secrétaire général adjoint de la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR) : « Le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) plaide pour supprimer les 25 % des SEL ouverts aux actionnaires tiers, comme c’est déjà le cas chez les chirurgiens-dentistes, et le retrait des investisseurs dans les SEL. » Cette voie ne semble cependant pas être privilégiée par les sénateurs qui ont en tête le déficit chronique de l’Assurance Maladie (plus de 11 Md€ en 2023) et reconnaissent le besoin d’attirer des capitaux privés dans la santé. « L’objectif n’est donc pas de décourager les investissements mais de les inscrire dans un cadre régulé et déontologique », estiment-ils en évaluant par exemple l’hypothèse de fixer une durée minimale d’investissement au capital d’une SEL.
Désordres dans les Ordres
Il est impossible de savoir si ce rapport peut faire évoluer le cadre réglementaire, mais il rajoute une couche d’incertitude dans un environnement qui n’en manque pas. Car en plus du cadre réglementaire insuffisamment clair, les Ordres eux-mêmes peuvent rendre des verdicts à géométrie variable. « Les examens devant l’Ordre varient fortement d’où sont traitées les demandes, constate Xavier Garriot, associé de Lex Phocea. Dans les départements urbains, les Ordres sont équipés de juristes et les discussions s’en trouvent facilitées. Ils sont toutefois généralement plus fermés à l’arrivée d’investisseurs que dans les zones rurales, qui peuvent être frappées par des déserts médicaux et où les Ordres sont donc plus ouverts à des reprises de cabinets par des fonds ou groupes plutôt que de voir ces centres de santé fermer en l’absence de repreneurs. » Cependant certains Ordres départementaux se sentant insuffisamment équipés, renvoient les dossiers au national, ce qui rallonge les délais et complique des discussions. Théoriquement de deux à trois mois, la durée de traitement pour l’inscription d’une nouvelle SEL serait actuellement portée à six à huit mois. « De plus, les avis des commissions peuvent varier en fonction de la sociologie de ses membres. Les SEL de radiologues sont examinées par des professionnels de différents domaines de la médecine, comme des chirurgiens par exemple, et donc potentiellement par une population qui n’est pas du tout concernée par la financiarisation », ajoute Xavier Garriot. « A ma connaissance il n’y a eu que deux nouvelles inscriptions de groupe d’imagerie aux tableaux de l’Ordre ces derniers mois, celle de VIDI au Havre, un acteur coopératif, et d’Imagen à Besançon, soutenu par Montefiore », avance Philippe Coquel. Pour favoriser une plus forte réactivité et homogénéité dans les décisions des Ordres, les sénateurs proposent « la constitution de cellules d’appui au niveau régional, croisant les expertises ministérielles et appuyant les Ordres dans leur travail de contrôle. »
La contre-offensive des Ordres des médecins
En attendant que le législateur s’empare du sujet, la guerre de tranchées se poursuit. « Nous ne sommes pas sortis du contentieux, présage Agathe Simon, associée chez Mercure Avocats. Il faut que les acteurs restent prudents et poursuivent leurs discussions avec les Ordres. » Une vision partagée par Philippe Coquel, qui estime même que la voie du judiciaire est inévitable. « La décision du 12 septembre est un non-évènement. Le conseil de l’Ordre savait qu’il y aurait une suspension de la radiation. Le Conseil régional de l’Ordre a confirmé le 30 septembre la radiation d’Imapôle applicable au 11 octobre 2024. Un recours auprès du Conseil National et un nouveau référé vont suivre. En cas de confirmation par le Cnom, un recours auprès du Conseil d’État permettra à celui-ci de juger sur le fond en utilisant, entre autres, la jurisprudence des vétérinaires et de prendre date », envisage le radiologue. Le contentieux autour d’Imapôle devrait donc durer encore 12 à 18 mois, alors que d’autres fronts pourraient être ouverts en parallèles. C’est tout un marché qui va rester relativement figé dans sa torpeur sur le volet transactionnel, avec de potentielles répercussions sur d’autres segments de l’offre de soins (radiothérapie, maisons de santé…). « Malgré la décision du Conseil d’État de début septembre, le cadre n’est pas encore clair, constate François Rivalland, associé chez Natixis Partners. Le sujet réglementaire demeure donc encore un frein pour certains investisseurs, notamment sur le secteur de la radiologie, d’autant que sur Imapôle, les fonds concernés sont réellement dans une véritable position de minoritaires, ce qui n’est pas le cas dans tous les groupes. »
Les vétérinaires avaient pourtant ouvert la voie
Ce blocus du marché aurait pu être évité. Début janvier, alors que les discussions s’envenimaient dans la radiologie avec le début de la phase de contentieux, plusieurs acteurs espéraient s’inspirer du cadre offert par les vétérinaires. Après plusieurs années de batailles, les parties avaient signé un traité de paix le 8 décembre autour d’une doctrine qui dressait un cadre clair pour juger du contrôle effectif des groupes de cliniques dans la santé animale. « Il y a eu une phase de guérilla, avec plus de 600 procédures engagées par l’Ordre des vétérinaires contre les groupes, retrace Émeric Lemarignier, président d’Argos, un groupe d’une centaine de cliniques accompagné par G-Square, et président de Syngev (l’association des groupes d’établissements vétérinaires). Mais nous avons fait le nécessaire pour arriver à un cadre de travail, et si la doctrine n’a pas valeur juridique et légale, elle offre un modus operandi clair. » Les acteurs du secteur avaient jusqu’au 8 mars pour se mettre en conformité et éviter une radiation. Cela représentait entre 350 et 400 sociétés concernées, soit 1 500 vétérinaires associés, comme détaillait fin 2023 à CFNEWS Jacques Guérin, le président du Conseil national de l'Ordre des vétérinaires. Il y a eu de la résistance et de nombreux groupes financiarisés n’étaient toujours pas dans les clous au printemps 2024, selon nos informations. Le britannique IVC Evidencia, l’un des leaders en France, aurait par exemple tenté d’imposer une clause à ses vétérinaires pour que les arbitrages soient systématiquement traités à Londres. Cela afin de s’affranchir de la juridiction française et de dissuader les professionnels qui pourraient marquer une opposition, car un arbitrage au Royaume-Uni est très coûteux.
Vers une doctrine pour la santé humaine ?
« Les groupes membres du Syngev sont aujourd’hui en conformité avec cette doctrine qui a été validée par l’Ordre national des vétérinaires, affirme Émeric Lemarignier. Cependant, il reste certains Ordres régionaux qui s’opposent toujours à ce cadre en prenant des sanctions directement contre les vétérinaires. Mais globalement, la situation est apaisée d’autant qu’il y a un renouvellement des membres au sein des Ordres avec l’entrée de professionnels de la nouvelle génération qui équilibrent la vision, car ils comprennent la tendance de fond. » La hache de guerre est donc enterrée après plusieurs années de bataille qui aura mis à mal la machine du M&A. « Il y a eu moins d’opérations de haut de bilan car les acteurs se sont principalement concentrés sur la priorité qui était la mise en conformité », confirme un observateur. Les investisseurs peuvent donc œuvrer plus sereinement dans un contexte où ils vont devoir atteindre leurs objectifs de rentabilité. « La doctrine établie dans le secteur vétérinaire est fournie, avec la volonté de mettre en avant ce qui est fonctionnel et ne constitue pas un blocage en soi, et ce qui ne l’est pas, confirme Agathe Simon. Dans l’esprit, ce cadre des vétérinaires est transposable à la santé humaine. » D’ailleurs cette piste est explorée par les rapporteurs de l’a commission d’enquête pour arriver à un terrain d’entente dans la santé humaine. Ils suggèrent « d’établir, avec les Ordres, les sociétés et les syndicats professionnels de santé une doctrine claire concernant les modalités de fonctionnement des SEL pour s’assurer que les professionnels exerçants disposent du contrôle effectif. »